Dimanches de papis
Longtemps cantonnée aux dimanches de nos papis, la Formule 1 a opéré en moins d’une décennie un virage stratégique qui l’a propulsée au rang d’objet de pop culture. La sortie du film F1, avec Brad Pitt en tête d’affiche, en est la parfaite démonstration. Tapis rouge de stars, bande-son made by les popstars les plus en vue de la Gen-Z, (Doja Cat, Don Toliver, ROSÉ, Tate McRae...), ou encore une collection capsule signée Tommy Hilfiger.
Une chose est sûre : la F1 ne se regarde plus seulement mais elle se porte, s’écoute et se partage. Comment ce sport ultra-codifié et longtemps élitiste est-il devenu un terrain d’expression culturel ?
Pendant des décennies, la Formule 1 s’est construite comme une forteresse : un sport technique, réglementé, exigeant, où la lecture impose une certaine culture mécanique, une attention soutenue, et, il faut le dire, une certaine tolérance à l’ennui. Les courses s’étirent sur deux bonnes heures au moins, mais le scénario, lui, tient souvent en quelques tours. Quand en 2023 Verstappen écrasait la concurrence avant même le premier arrêt au stand, difficile d’y voir autre chose qu’un spectacle figé, presque théâtral, sans rebondissements.
Surtout, la discipline souffrait d’un cloisonnement assumé, maintenu par son ancien dirigeant Bernie Ecclestone. Peu de transparence, un accès très restreint aux coulisses et une stratégie de diffusion hors de son époque ont mené au désintéressement des jeunes publics — particulièrement aux États-Unis — de la Formule 1, lui préférant parfois la NASCAR ou l’IndyCar, jugées plus spectaculaires, nouvelles et accessibles.
Virage Liberty Media
Le rachat de la Formule 1 par Liberty Media en 2017 a clairement marqué un tournant. Avec pour objectif assumé de sortir d’un entre-soi technophile pour séduire une nouvelle audience, plus jeune donc, le groupe américain a réinventé la F1 comme une plateforme de divertissement. Le changement s’opère aussi bien sur le front narratif que de notoriété, en témoigne la série-documentaire Netflix “Drive to Survive” qui transforme la perception de la discipline en dévoilant rivalités, choix stratégiques, drames internes et personnalités singulières pour transformer un sport complexe en récit émotionnel. La Gen-Z, très présente sur la plateforme, découvre et se projette alors dans un univers auparavant hermétique.
Starification des pilotes
C’est l’un des effets les plus visibles : la transformation des pilotes en figures médiatiques. Lewis Hamilton devient une icône mode, Charles Leclerc un chouchou de TikTok et Daniel Ricciardo un meme à lui tout seul. Les réseaux sociaux permettent une nouvelle forme de proximité et les fans construisent un lien émotionnel direct avec leurs favoris.
Chaque écurie devient aussi un territoire identitaire : soutenir McLaren, c’est préférer l’esthétique dynamique et jeune ; s’afficher aux couleurs Ferrari, c’est incarner l’élégance intemporelle et se plaindre de stratégies bancales, même si on ne comprend pas ce qui a cloché, on fera semblant pour avoir les refs. Et le simple fait d’aimer (ou non) Red Bull devient presque une posture culturelle.

Les pilotes deviennent des ambassadeurs de marque à part entière. Sur Instagram, X ou TikTok, ils commentent, ironisent, partagent leur quotidien et deviennent des produits dérivés autant que des athlètes, leur influence exportée bien au-delà de l’asphalte.
Race Core
À cette starification s’ajoute un travail d’imaginaire : la F1 devient une esthétique. Ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui le “race core” traduit cette hybridation entre luxe, vitesse, danger maîtrisé et design visuel. L’univers F1 alimente les moodboards de mode, les univers musicaux (nous n’avons qu’à jeter un œil à celui de Tate McRae), et les rayons de fast fashion. Abercrombie, H&M, Tommy Hilfiger... Tous surfent sur cette imagerie.
La collaboration de Tommy Hilfiger avec le film F1 en est l’illustration parfaite avec des vêtements portés dans le film par les personnages (joués par Brad Pitt et Damson Idris) et une collection inspirée de l’écurie fictive APXGP. La F1, ici, n’est plus seulement une discipline sportive mais un univers lifestyle. Cette mutation visuelle et symbolique s’incarne aussi dans l’organisation des courses elles-mêmes. Le Grand Prix de Miami, par exemple, ressemble autant à un festival qu’à une compétition avec ses invités VIP, ses tapis rouge, ses influenceurs en tribune et même la présence de personnalités politiques. Au-delà du rendez-vous sportif, les week-ends de course sont une plateforme d’activation culturelle où se croisent marques, célébrités, contenus, musique et mode. La course devient un prétexte quand l’événement, lui, est un phénomène
La boucle est bouclée
Alors, la sortie du film F1 boucle la boucle : un blockbuster hollywoodien sur une discipline longtemps jugée trop froide, trop technique, trop masculine pour séduire au cinéma pour laquelle, aujourd’hui, tous les ingrédients sont réunis : des visages reconnaissables, une narration accessible, une bande-son générationnelle et une direction artistique calibrée.
Mais dans cette ouverture, un paradoxe subsiste : la F1 reste idéalisée comme un monde d’initiés. Alors, pour justifier cette passion fraîchement assumée, nombreux sont ceux qui évoquent un “grand-père passionné” ou un “père fan de Senna”. Une manière de légitimer leur place dans une communauté historiquement masculine et technique. Pourtant, il suffit d’ouvrir Netflix pour comprendre : Drive to Survive se trouve bien souvent dans toutes les suggestions “À poursuivre”… Et il n’a jamais été aussi simple, ni aussi légitime, de devenir fan.
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